La cérémonie du thé, ombres et lumière

Ce mois-ci, nous allons quitter les champs de thé, qui se préparent aux premières récoltes, pour entrer dans l’univers de la cérémonie japonaise du thé, avec Nobuko Matsumiya et son époux Philippe Costa, que je laisse plus amplement faire les présentations :

Psychanalyste, écrivain, créateur de spectacles, comédien et animateur d’ateliers d’écriture, je suis l’auteur du Petit manuel pour écrire des haïku,  publié aux Éditions Philippe Picquier en 2000, et d’un concert-lecture haïku et musique traditionnelle, qui a pour titre Après la lune et que mon épouse Nobuko Matsumiya et moi jouons régulièrement depuis 2003. Nous faisons suivre ce petit spectacle d’un chanoyu dont Nobuko est l’hôtesse et que je commente. Nous avons enfin créé en 1998 le spectacle Au pavillon de thé, et j’ai récemment terminé un roman intitulé Un amour de Kazuko, maître de thé, récit historique et psychosociologique utilisant une histoire d’amour qui se termine on ne peut plus tragiquement, à la japonaise !… Pour ce travail, Nobuko a été tout à la fois ma source d’inspiration, ma conseillère artistique et culturelle.

Au Japon, on ne dit pas « cérémonie du thé » mais chanoyu, littéralement « eau chaude du thé » ou plus simplement o-cha : « thé ». Un pratiquant du thé est un chajin, littéralement une « personne de thé ». Temae, qui signifie « faire le thé devant », est le processus de préparation du thé. Aujourd’hui, au Japon, les séances de chanoyu sont le plus souvent organisées par des cercles de thé ou shachû (litt. « intérieur de groupe »), c’est-à-dire par des groupes instruits par le même o-shishô-san (maître de thé). Et ces réunions peuvent se tenir dans des centres culturels, en tous autres lieux dotés d’une salle de thé (cha-shitsu), dans un pavillon de thé (sukiya), ou encore dans des sanctuaires shintô ou des temples bouddhistes. Du fait de l’évolution de la société et surtout de l’habitat, les chanoyu se pratiquent aujourd’hui plus rarement chez soi car il est presque indispensable de posséder un cha-shitsu.

Que fait-on lors d’une réunion de thé ? Outre la dégustation du thé vert (matcha), un chanoyu est aussi l’occasion de faire partager aux convives un bol ancien de qualité, une calligraphie, un sumi-e (lavis japonais à l’encre de Chine), un laque récemment acquis, etc. En deux mots comme en cent, on s’y consacre également à l’adoration de la beauté et on y partage un moment de sobre et tranquille convivialité. Tant pour le shachû qui invite dans un lieu public des personnes étrangères à son groupe que pour l’hôte ou l’hôtesse qui reçoit à domicile, un chanoyu est aussi l’occasion de faire preuve d’hospitalité, le rituel en étant l’essence même.

Chanoyu, Closerie de l’étang, août 2012

L’usage français fait dire que Nobuko est un « maître de thé » ; cependant, au Japon, on n’est pas un « maître de thé » mais un o-cha no sensei, tout simplement un professeur de thé. Et lorsqu’on possède un chamei, littéralement un « prénom de thé », ce qui est le cas de Nobuko, cela signifie qu’on a atteint un degré élevé dans la pratique et qu’un chajin situé plus haut dans la hiérarchie lui en a transmis le secret. Nobuko étudie le chanoyu depuis 1970. Elle est diplômée de la prestigieuse école Urasenke de Kyôto, où elle enseignait à titre privé avant de s’établir en France, en 1989. Elle continue à enseigner régulièrement dans son pays d’adoption, notamment lors de sessions organisées au temple zen de la Gendronnière (Valaire, Loir-et-Cher) par l’Association Zen Internationale. Outre le chanoyu, Nobuko enseigne l’ikebana de l’école Mishô d’Ôsaka et est pratiquante de zazen. Zen et chanoyu sont en effet étroitement liés, le premier étant à l’origine du second, même si le chanoyu est devenu au fil du temps, pour la plupart de ceux qui s’y consacrent, une pratique socioculturelle profane située au confluent de plusieurs arts traditionnels.

Nobuko Matsumiya, dite Sôyô

Nobuko est également musicienne et chanteuse. Ses genres musicaux sont le sôkyoku, la musique de koto, et les minyô, chants populaires traditionnels qu’elle interprète au sein de l’Ensemble Sakura, un groupe de musiciennes et de danseuses dont elle est la fondatrice et le leader.

Nobuko possède donc un chamei, ce prénom de thé qui atteste d’un niveau élevé de connaissances dans la pratique ainsi que de la transmission d’un secret. Je n’en dirai rien puisque c’est un secret… Le chamei de Nobuko est Sôyô. Il lui a été attribué en 1988 par Sen Sôshitsu XV Hôunsai, le précédent iemoto d’Urasenke dont le fils, Sen Sôshitsu XVI Zabôsai a pris la succession en 2002. Sôyô a plusieurs sens. Ce prénom signifie d’abord littéralement « Ancêtre de l’Occident » ou « Ancêtre de l’océan » ( = ancêtre, = Occident ou océan). Le troisième sens est celui-ci : le premier idéogramme (Sô) marque la filiation symbolique directe entre le iemoto et le « disciple » (Sô est contenu dans Sôyô comme dans Sôshitsu). Également, selon la tradition, l’attribution d’un prénom de thé, je l’ai dit, atteste de la transmission du secret de la pratique qu’on nomme au Japon gokui. Cependant, l’étymologie de gokui, dont les Japonais n’ont plus conscience, est « cœur à l’apogée » ou « [connaître] complètement [son] cœur ». On pourrait donc aussi traduire littéralement gokui par « comprendre complètement ses pensées » puisque chacun sait que, pour les peuples anciens, le siège de la pensée se trouve dans le cœur.

Le psychanalyste impliqué dans la connaissance de soi et le développement personnel ne peut que comprendre que le chadô, la « voie du thé », serait une méthode visant à acquérir un savoir profond sur soi-même en termes psychologiques, voire « spirituels » disent certains. Bref, la voie du thé serait une réponse japonaise à l’injonction socratique. Dans son fameux Livre du thé publié en 1906, Okakura Kakuzô défend d’ailleurs ce point de vue en la qualifiant de « méthode de réalisation personnelle ». En réalité, je peine à discerner ne serait-ce que les contours de cette voie, tant sa doctrine me parait floue.

Du fait qu’à certaines époques le chadô (voie du thé) a été pratiqué par de grands samourais parallèlement au bushidô (voie du guerrier) pour se préparer au combat, le chanoyu a souvent été associé à l’idéologie ultranationaliste et militariste d’avant et d’après la Seconde Guerre mondiale. Dirais-je encore que certaines mauvaises langues nippones propagent l’idée selon laquelle un pratiquant du chanoyu est un citadin riche qui joue au paysan pauvre ? Depuis le début du XXe siècle, tant au Japon qu’en Occident, le chanoyu fait donc l’objet de commentaires très divers selon la sensibilité, la tournure d’esprit et peut-être surtout les connaissances de celui ou celle qui en parle ou qui cherche à le présenter ou à l’expliquer. En ce qui me concerne, je n’aurai aucun complexe à me situer exactement aux antipodes de toutes les gloses  spirituelles ou philosophiques dont on nous abreuve depuis longtemps au sujet de cette pratique. Sur ces points, je ne pense d’ailleurs pas m’écarter d’un cheveu des constats de certains « auto ethnographes », dont, déjà, Nakae Chômin, un écrivain et penseur politique de l’époque Meiji. Voici ce qu’il écrivait en 1901 dans Un an et demi (Un an et demi – Un an et demi, suite, traduit, présenté et commenté par Eddy Dufourmont, Romain Jourdan et Christine Lévy, Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2011) : « Au Japon, il n’a existé aucune philosophie de l’Antiquité à nos jours ; les Japonais sont un peuple sans philosophie »…Beaucoup plus près de nous, en 1990, le père du programme spatial japonais, Itokawa Hideo, déclarait à un journaliste de la revue américaine New Perspectives Quarterly : « Nous n’avons ni religion, ni philosophie ni science, que de la technologie ! Nous avons besoin d’une religion, d’une philosophie, d’une raison d’être ! »

Si les points de vue de Nobuko et de moi-même ne sont pas exactement les mêmes sur les ombres de cette pratique – le mien est plus radical sur ses implications psychologique, sociologique et politique - en revanche, nous restons parfaitement unis dans la reconnaissance de sa lumière.

Pour nous, elle ne réside donc ni dans sa prétendue philosophie, ni dans sa faculté de conduire à une réalisation personnelle ou à un accomplissement spirituel, encore moins de permettre de promouvoir à l’échelle internationale et de mettre en pratique le pacifisme à travers un bol de thé. La lumière du chanoyu me paraît venir d’un tout autre domaine que celui de la spiritualité ou de la philosophie. S’il est indéniable qu’une séance de chanoyu puisse apporter calme et relaxation et peut-être même soulager momentanément des anxiétés pathologiques, ce qui me semble fondamental, c’est le rôle d’inspirateur et d’émulateur qu’a joué cette pratique pour un grand nombre d’arts japonais. Pour comprendre la relation qui existe entre ces derniers et le chanoyu, un bref historique s’impose.

Au Japon, l’importation de plants de thé en provenance de Chine commence à l’extrême fin du XIIe siècle sous la dynastie chinoise des Song, donc au tout début de l’époque de Kamakura au Japon. Elle est due au moine Eisai, à l’origine du zen rinzai et qui, à la même époque, avait également écrit un traité sur les vertus du thé pour la santé. Le thé, alors battu comme l’actuel matcha, obtient rapidement un franc succès chez les aristocrates et parmi les moines zen. Ces derniers s’en servent en fait durant les séances de zazen pour lutter contre le sommeil. Mais on l’utilise surtout comme remède à des maux divers car il est très cher.

Á la même époque, d’autres moines zen rapportent du sud de la Chine des bols à thé enduits d’un émail noir tacheté de brun qui sera appelé tenmoku et qui conviendra plus tard à l’esthétique japonaise du wabi que l’on traduit généralement par « simplicité rustique ».

Sous les shôguns Ashikaga, au XIVe siècle, le thé est utilisé parmi les classes citadines qui en font le centre d’un jeu de société appelé tôcha. Les joueurs doivent en goûter plusieurs variétés et deviner leurs régions de production. Des prix sont décernés aux gagnants. Ce jeu connaît une telle vogue qu’il favorise le développement des plantations. Dans la région de Kyôto, celles des environs du village d’Uji deviennent les plus réputées. Elles le demeurent aujourd’hui.

Par la suite, le tôcha va évoluer. II ne s’agira plus de réunions ludiques, mais durant lesquelles on appréciera des calligraphies, des céramiques, des laques, des peintures, des poèmes chinois, etc. C’est donc cet aspect des rencontres de thé qui favorisera aussi plus tard l’essor de nombreux arts japonais puisque les artisans et les artistes de l’archipel voudront rivaliser avec les arts chinois, les parfaire, voire les dépasser, si tant est qu’il puisse y avoir concurrence en la matière… Par la suite, nombre d’artisans japonais s’ingénieront à redécouvrir les techniques chinoises de la laque et de la porcelaine, notamment les verts céladon et qingbai.

 Ce n’est qu’après le mariage du thé avec les arts, vers la fin du XVe siècle, qu’un certain Murata Shukô invente un premier rituel : le wabicha, que l’on peut donc traduire par « thé de la simplicité rustique ». Les croyances sont alors clairement mêlées à la pratique. Le wabicha est réputé s’inspirer du bouddhisme zen, mais il emprunte aussi aux cultes animistes de la nature et à leurs rites de purification. C’est finalement à Ôsaka, quelques décennies plus tard, durant la période Azuchi Momoyama, durant la seconde moitié du XVIe siècle, qu’un riche marchand nommé Sen no Rikyû codifie le chanoyu tel qu’il est toujours pratiqué aujourd’hui.

Rikyû contribuera notamment au développement de la céramique vernaculaire en incitant Chôjirô, un potier de l’époque, à créer des bols pour le chanoyu dans un style rustique à l’esprit wabi. De là, se développera le fameux style Raku-yaki qui utilise une technique d’émaillage des grès par cuisson avec choc thermique important. Chôjirô devient ainsi le fondateur de la célèbre dynastie Raku, toujours très active aujourd’hui. Rikyû, lui, composera aussi des poèmes didactiques qui ont été traduits en français.  De surcroît, c’est lui qui dotera aussi le chanoyu de sa doctrine déclinée selon quatre grands principes : wa (l’harmonie), kei (le respect) et sei (la pureté) qui sont censés conduire à jaku (la sérénité).

On peut donc dire que le chanoyu est « la mère » de nombreux arts japonais comme la céramique, l’art du laque, celui des jardins, des bambous et l’architecture, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Á partir de cette époque, d’autres maîtres de thé ont parfait certains autres arts comme l’art culinaire et le chabana (litt. « fleurs du thé ») qui est une forme plus simple, épurée, du style nageire de l’art floral ikebana. Et puisque la calligraphie est l’un des attributs essentiels d’un chanoyu et que les maîtres de thé doivent l’étudier notamment pour pouvoir garnir de leurs propres poèmes leur tokonoma, ils ont donc largement contribué à l’enrichissement de ce patrimoine. Á un moindre degré, il en a été de même de la peinture sumi-e. Et lorsque nous sommes attablés dans un bon restaurant japonais et que nous admirons tant les plats en céramique que leurs contenus, la façon dont ces derniers sont disposés, l’arrangement des formes, des couleurs, etc., il ne faut pas oublier qu’au Japon le kaiseki (la haute cuisine) est, comme en France, un art à part entière et que c’est en grande partie au cha-kaiseki que nous le devons, donc encore aux maîtres de thé qui ont également parfait les arts de la table.

Par l’action de ces amants des arts qu’ont été les maîtres de thé et par les artistes, artisans et tous ceux qui ont gravité et œuvré autour d’eux, quelquefois pour le meilleur et pour le pire, comme Toyotomi Hideyoshi, le chanoyu sera donc en grande partie à l’origine du génie artistique national. Par son ouverture sur les arts et sur la nature, par son esthétisme raffiné, mais sobre, ainsi que par la sérénité qu’il procure, mais aussi par son formalisme, par le conformisme et le respect de la hiérarchie qu’il exige, par la précision et l’extrême rigidité de ses codes et enfin parce qu’on peut estimer sa  tension entre la paix et la guerre et somme toute par les étonnants contrastes qui lui sont liés, le rituel du thé reflète donc très fidèlement l’esprit japonais. Il est en quelque sorte un condensé du Japon et une clé, sinon pour le comprendre au sens strict, c’est-à-dire intellectuellement, tout au moins pour le pressentir ou en percevoir la mentalité.

Adresses URL des sites de Nobuko Matsumiya :


www.ceremonie-du-the.info


www.matsumiya.info


www.minyo-japan.eu

 Adresses URL des sites de Philippe Costa :

www.haikunet.org


www.ateliers-ecriture-haiku.net


www.stageecriresavie.info

La Closerie de l’étang, lieu de nos stages :

http://m1p.fr/ast