Hommage à Baisao, par Eve Rastel
Le thé est propice à la rencontre, l’échange, la réflexion et la découverte. Encore une belle preuve de cela avec l’incroyable expérience vécue par Eve Rastel, et dont Le guide des thés du Japon est fier d’avoir été l’un des inspirateurs !
Epoque Edo, Kyôto, le douzième mois de l’an 1760, les guerriers ont déserté la ville ou ont troqué le sabre pour la flûte de bambou shakuhachi. Lettrés et marchands se côtoient ; un vieil homme prépare du thé en feuilles près des sources pures, le fait infuser et le distribue aux promeneurs de la riche aristocratie japonaise. C’est à la fois « hors du monde » et dans l’agitation du prestigieux quartier de Higashiyama que cet ancien moine zen de la secte ôbaku vend ses infusions de thé, tandis que dans d’autres lieux de la ville se pratique toujours « l’art du thé fouetté » matcha, selon la tradition établie par Sen no Rikyû, ce fils de marchand devenu maître de thé.
Ce personnage, Baisao, est très peu connu en France, et c’est grâce au Guide des thés du Japon de Valérie Douniaux que je l’ai découvert. Désireuse d’en savoir plus, je me suis procuré Le vieil homme qui vendait du thé, écrit avec érudition par François Lachaud * et, lorsque j’ai refermé la dernière page de ce livre, une profonde émotion s’est emparée de mon âme, touchée par le parcours extraordinaire d’un personnage hors du commun.
C’est à Toulouse, que j’ai posé mon set de thé pour expérimenter à mon tour, dans ce siècle, et de surcroît dans une ville culturelle, la vente de thé chaud, à l’image de ce vieil homme, et aussi en son hommage…
Me voilà donc revêtue d’un véritable hanten, acheté voilà quinze ans. Une veste chaude, portée à l’époque Edo par le petit peuple. J’ai choisi pour couvre-chef un chapeau de bambou ramené des plantations de thé chinoises. Mon échoppe à thé comprend de grands thermos éclatants, décorés de pivoines, à l’abri dans des boites en bois faites maison, sur le modèle de celles qui traversaient les océans, des gobelets en carton estampillés de délicates fleurs, et un petit pousse-pousse, fait maison également, tout de bambou vert et jaune tendre, qui grince, qui gîte, et dont je m’interroge sur la résistance à chaque trottoir pris un peu vite, face aux voitures « Dragon ».
Sur les boîtes, j’ai peint le caractère cha en plusieurs langues, et le petit chat porte-bonheur Maneki-neko, que je destinais au départ à attirer les clients et non la fortune, mais qui s’est transformé par une erreur de retranscription et un jeu de pattes, en chat qui attire la fortune…cela ne me plaisait guère, aussi ai-je dessiné sur la pièce qu’il garde précieusement le caractère japonais « cœur ». J’attirerai la richesse du cœur !!
Je crois bien que les kami m’ont écouté et ont bien ri de mon erreur. Des sourires, j’en ai plein les boîtes ; les passants me croisent avec étonnement, curiosité, perplexité, amusés de ma bobine et de mon équipage, au pas lent du vendeur « d’eau chaude » qui n’intéresse pas grand monde.
Ceux qui ont osé s’approcher, furent souvent des jeunes d’entre dix-huit et trente ans,tout émoustillés de ce « concept », posant à mes cotés. J’acceptais d’être engloutie dans leurs pages Facebook. Le thé était secondaire, un prétexte plutôt à la rencontre, au partage de nos vies …quelques instants riches, hors du temps, qui se terminaient même parfois dans une embrassade spontanée.
Un jeune artiste et enseignant en Qi gong, à peine rentré de Chine, s’immobilisa en me croisant, n’y croyant pas ses yeux. Etait-il donc encore là-bas, au fin fond de cette Chine ou l’on enseigne le Qi gong dans le froid glacial des premiers vents d’hiver ?
Un vieux monsieur alerte et joyeux, aux traits et au cœur qui ne trompent pas, du Vietnam, m’expliqua comment on s’y prenait pour porter le thé avec un balancier, souvenir de son enfance (je ne vous ai pas dit, ma première sortie fut avec mes boites sur un balancier en bambou… option vite abandonnée en fin de journée, mon épaule pestant de ce traitement inhabituel). Nous avons laissé défiler le temps, je replongeais dans ce pays, visité il y a deux ans, et dont mes amis des plantations de Thai Nguyen et de Lam dong resteront chaudement dans mes pensées.
Place du Capitole, j’observe la pluie fine et le bout de ciel où j’ai envie de m’envoler. Un avion trace à la craie blanche son passage, quand retournerai-je au pays de Wa ? Je parle à Baisao, de son nom de lettré « Kô Yûgai, celui qui pérégrine hors du monde ». Que fais-je donc ici, moi qui fuis les concentrés de béton, de fer et de métal… ce tintamarre d’avant Noël… Quelques secondes après la réponse m’est donnée : une femme au coeur d’écrivain, accompagnée de son fils, se retourne sur ma rêverie et je l’accueille d’un grand sourire, nous échangeons nos vies de femmes, même âge, mêmes joies… Quelques jours après, elle livre mon expérience à un grand journal local et l’accompagne d’une très belle nouvelle sur le Japon (Sakura)** .
Et puis celles que je croisais chaque jour, ceux, celles qu’on ne voit pas car ils sont assis et que l’on est debout à courir, à pianoter sur un petit rectangle de plastique, comme pris de tics compulsifs. Ces femmes de l’est, avec qui je finissais mon thermos encore plein de ne l’avoir vendu !!
J’ai bien rencontré une charmante japonaise fraîchement arrivée à Toulouse, en quête d’un romantique français. Mais parmi d’autres asiatiques que j’ai pu croiser, certains détournaient parfois leurs regards comme refoulant un passé dont ils ne veulent plus… Portais-je atteinte à leurs images en me déguisant ainsi ? J’ai alors tenté d’imaginer ma réaction si je croisais en pleine ville de l’extrême orient moderne un asiatique portant le béret, vendant la baguette et le vin. Je crois bien que j’en rigolerais !
A défaut de remplir mon bol à aumônes….j’ai rempli mon âme, quel beau cadeau de la vie.
J’ai compris le message, mes pérégrinations dans le commerce du thé selon mon idéal, depuis quatre ans, me laissent dans le même état de pauvreté que Baisao. Je ne suis pas destinée à commercer… J’ai donc décidé, dans le sillage de ce grand homme, de préparer un périple de plusieurs semaines sur ses traces, dans le Japon d’aujourd’hui ….
Je dois en parler aux kami et demander leur appui (financier tout d’abord, ahah !!).
Je vous raconterai alors, dans un livre cette fois, un lever du jour dans un temple zen, l’énergie vibrante d’un jardin de thé japonais, le son du shakuhachi au milieu des cigales, l’ombre d’un guerrier pratiquant le Iai …et ce qu’est devenu le senchadô, l’art du thé en feuilles dont Baisao fut le véritable fondateur.
Eve Rastel www.culture-the.com
* Le vieil homme qui vendait du thé, excentricité et retrait du monde dans le Japon du XVIIIème siècle, François Lachaud. Editions du Cerf, 2010. Je vous conseille vivement cet ouvrage si vous vous intéressez à une des époques les plus étonnantes du Japon.
** www.sabineaussenac.com, écrivain (blog abonnés Depêche du midi).